Interview de Aurélien Lemant et Christopher Thiery / Compagnie La Carcasse ! Bactérie Théâtrale

Publié le par Silvain

 

 

 

 

 

Début Mai était chroniquée dans ces pages une superbe pièce jouée à l'Aktéon Théâtre, "Pour un oui ou pour un non-ce qui arrive quand on mange ses amis"  de Nathalie Sarraute et Aurélien Lemant, mise en scène par Christopher Thiery avec David Fischer et Aurélien Lemant. Quelques jours plus tard me parvenait un mail d'Aurélien qui me remerciait pour ce petit article. Après quelques échanges mailesques, je lui proposai sans trop y croire une petite interview, aussitôt acceptée :)

Aurélien répond ici avec le metteur en scène, Christopher Thiery. 

Un immense merci à eux pour leur gentillesse et leur disponibilité.

 

"Pour un oui ou pour un non-ce qui arrive quand on mange ses amis" est la première partie d'une trilogie que vous allez présenter sur 3 ans, pouvez- vous nous dire un mot sur les deux autres ?


Christopher Thiery : En quelques mots, les deux autres spectacles exposent également les conséquences des conceptions humaines. Le trajet exact de la dégradation des rapports entre les hommes.
Du germe à la déflagration.
Du drame intimiste au bouleversement universel.
L'effondrement de la communication.
Une histoire de la contamination.

Aurélien Lemant : La trilogie a pour nom Communication/Contamination. Contamination dans le sens d’une épidémie de l’impossibilité à communiquer ; comme les derniers spasmes de la civilisation en fin de parcours, et qui, sur le point de crever, provoque par soubresauts des réactions en chaîne plus ou moins hyper violentes, jusqu’à l’anéantissement d’elle-même. Et contamination de notre plaisir, notre désir d’aller à la rencontre de ce phénomène sur scène, en décortiquant tout ça, en nous poussant à trouver des recours, en provoquant aussi des soubresauts dans le public. Pas forcément pour l’anéantir !

Christopher : Le premier spectacle est l’ouverture dramatique. C'est l’histoire de la plus petite révolution humaine. Celle d’un homme qui dit à un autre : « Non »
Un désaccord intime qui révèle les rapports dominant / dominé entre l'un et l'autre.

Le deuxième spectacle, l'année prochaine : Compte à Rebours est l'examen d'une situation politique. Quatre personnages prennent un parti face à l'Histoire.
Un combat de l'homme en prise avec une utopie totalitaire. La dialectique du maître et de l'esclave semble régir les rapports entre l'individu et la société.

Enfin, en 2008 : L’Indien veut le Bronx est une observation anthropologique.
Trois individus errent dans les sous-sols de la Cité à la recherche de leur temps perdu. Dernier conflit : l'homme face à lui-même, à la fois victime et bourreau mais… témoin.
Trois spectacles noirs et drôles, représentatifs du monde dans lequel nous vivons.

Pourquoi l' Akteon Théâtre ? Est-ce vous qui avez choisi cette salle et l'avez-vous aimée ?

Christopher : Parce que c'est une salle parisienne dont le tarif de location est abordable

Aurélien : C’est d’ailleurs plus une co-production. Nous avons passé une audition, et avons été pris tout de suite. Ca fait du bien.

Christopher : Nous avons beaucoup aimé. L'équipe de l'Aktéon est conviviale et chaleureuse. Voilà des gens qui ont le sens de l'hospitalité. C'était très agréable.

"Pour un oui ou pour un non-ce qui arrive..." a-t-elle eu à Paris le succès public et critique que vous en attendiez ?

Aurélien  & Christopher
: Oui.

Le très long silence au début de la pièce...est-il écrit ou est-ce un "truc" de mise en scène pour capter l'attention du public ?

Christopher : La pièce de Nathalie Sarraute est ponctuée de nombreux silences. Il faut dire à nouveau qu'il s'agit d'une pièce radiophonique. Et, un silence radio n'est pas un silence spectacle. Un des objectifs de la mise en scène est de trouver les équivalences. Comment transmettre par la scène ce qui a été écrit pour une discussion entre deux voix. Les silences sont écrits dans les didascalies ou signifiés par des points de suspension, mais la pièce commence par une réplique. Nous avons donc créé un long silence qui signale une ouverture dramatique et qui représente une tension entre les deux personnages. Il signifie aussi quelque chose pour le spectateur. Il peut par exemple vouloir dire : ce qui est important, pour le moment, n'est pas ce qui se dit mais ce qui se voit. Nous donnons l'illusion d'une alternative au spectateur. Dans l'absolu, nous ne désirons pas lui laisser le choix mais lui faire croire qu’il a ce choix. De cette façon, nous stimulons la faculté que le spectateur a de prendre parti. Ce qui est important, dans une mise en scène où nous demandons au public de choisir. A la fin de la pièce, nous nous retrouverons à cet endroit précis : la prise de parti, le choix pour le oui ou pour le non, pour l'un des personnages ou pour l'autre. Mais le chemin qui nous emporte vers cette fin est bien plus convaincant que le silence de début. Dans le domaine spectaculaire j'entends… Le metteur en scène et les comédiens auront fait leur travail de simulation et le spectateur aura pris son plaisir dans la stimulation.

Aurélien : David Fischer (mon partenaire) et moi, avant de commencer la pièce, nous sommes déjà sur scène à attendre, à humer le climat, à percevoir les turbulences des spectateurs qui cherchent un endroit où se poser, à sentir leurs électricités nous parvenir et à leur retourner, l’air de rien. Jusqu’au silence, jusqu’à la gêne qui suscite des rires, puis du malaise. C’est limite trop long, et les gens ont peur de s’emmerder. A ce moment-là du spectacle – parce que nous sommes dans le jeu préalablement à l’arrivée du public – à ce moment-là et pas avant, on a instauré une ambiance, canalisé les attentions, l’auditoire est prêt, nous sommes prêts, je peux enfin lâcher mon texte. Et ça part. 
   

 

 

 

 

La même pièce peut-elle être jouée de manière totalement différente, plus "sournoise" par exemple, ou nécessite-t-elle forcément cette implication très physique des comédiens ?

Christopher : Oui, la pièce peut-être jouée de manière totalement différente. Effectivement, quelques personnes qui connaissaient cette œuvre de Nathalie Sarraute avaient imaginé le personnage "condescendant" plus sournois. Disons que ce personnage aurait pu mentir sciemment. Faire croire à son ami qu'il avait oublié cette anecdote fâcheuse. Ensuite, le faire croire au public. C'est-à-dire, refuser de jouer avec le ressort dramatique de la mauvaise foi. Ressort qui plaît beaucoup. Autant aux comédiens qu'aux spectateurs. Puis laisser un indice dramatique à la fin de la pièce à destination du public. Un indice qui signifierait : ai-je menti ou ai-je dit la vérité ?
Mais je n'ai pas pris ce parti pour mettre en scène la pièce. Dès le début, une implication physique des comédiens et des personnages me semblait nécessaire pour plusieurs raisons.
1. C'est une dispute. Le spectaculaire doit pouvoir représenter tous les points de vue : réflexif, physique, métaphysique, intellectuel, philosophique, anthropologique…Mais le spectaculaire doit aussi savoir être concret. Concrètement, une dispute est très active physiquement.
2. Ce sont deux amis. Ils discutent d'un sujet sensible. La valeur de leur amitié. Pour être efficace dans une dispute, même et surtout sur ce sujet, il faut utiliser toute son humanité pour être convaincant. Or, cette humanité ne passe pas uniquement par la parole. Il ne s'agit pas d'une querelle de rhétorique. Si Nathalie Sarraute exprime le problème par une intonation déplaisante…

Aurélien : C’est bien, ça…

Christopher : …la mise en scène ne doit pas indiquer qu'il s'agit d'un problème de vocabulaire, d'un désaccord grammatical ou d'une difficulté de prononciation et s'enferrer dans la brouille intellectuelle. La mise ne scène doit prendre le contrepoint. Trouver une équivalence. Le contrepoint spectaculaire, c'est l'investissement physique des personnages. C'est par ce biais que le public reconnaîtra une part d'humanité à chacun.

 

 

 

3. C'est une représentation théâtrale d'un débat. Pour être vivante dans le regard du public et pour marquer le spectateur, une représentation doit proposer une implication vivace. Voici une des pensées qu'a écrit Benjamin Franklin à propos de l'éducation : "Tu me dis, j'entends. Tu m'enseignes, j'apprends. Tu m'impliques, je comprends." Pour faire partager la vivacité de l'altercation des personnages au spectateur, il faut que les comédiens s'impliquent physiquement. La pièce n'est pas écrite en vers ; pour éveiller l'excitation spectaculaire chez les spectateurs, les mots ne suffisent pas. L'audace, la jeunesse et la vivacité de la controverse est proportionnelle à l'investissement physique des comédiens.

4. Nous devons être clairs pour plaire au public. Le sujet est abstrait. J'ai donc demandé aux comédiens d'avoir une partition physique précise. Je ne parle pas de déplacement dans l'espace. Je veux dire, un enchaînement de gestes individuels indépendants de leur relation commune. Une sorte de kata théâtral. Par exemple, le personnage "condescendant" ne baisse jamais le buste mais plutôt les jambes : symbole de la tempérance ; il est fréquemment au centre de la scène : symbole du pouvoir ; il déplace son regard mais pas son corps, il est dans un jeu cinématographique : symbole de la maîtrise de soi. L'autre personnage est dilué par ses nombreux gestes, il n'est volontairement pas clair pour son ami mais il le devient pour le public, il est fréquemment en déplacements et pertes d'équilibre : symbole de la confusion. Il n'est jamais au centre de la scène, il est chez lui mais il ne possède pas le lieu, il ne vit que dans le coin ou sur les extrémités : symbole de la marginalité. Il fait beaucoup de gestes mais il est très précis. Ses mouvements de mâchoires, d'épaules, de jarrets sont investis, il est dans un jeu théâtral : symbole de l'action.
Lorsque la phrase "C'est bien… ça !" est prononcée, ce doit être une évidence pour le public. Les caractères des personnages sont dessinés par leur implication physique qui précède la parole. En anthropologie théâtrale, cela s'appelle le jeu pré-expressif. Evidence, précision, netteté des comédiens et de la mise en scène : symbole de clarté pour le public.

5. Nous assistons à un procès. Chacun des deux amis juge l'autre. Personnellement, seuls mes amis très proches ont un droit de jugement sur moi. Et parce que je leur donne ce droit, ils ont le devoir de ne pas l'utiliser. C'est ce droit, cette confiance que je place en eux et l'emploi qu'ils en feront à mon égard qui me permet de juger de la valeur d'un ami. Oui, l'amitié se jauge et se juge, comme tout ce qui a de la valeur. C'est une conception de l'amitié qui semble différente de la vôtre, Silvain. Pour répondre à ce que vous aviez écrit sur votre blog.
Retournons à la pièce. Chacun des deux amis juge l'autre. Donc chacun doit se défendre. Or, pour se défendre contre une accusation, nous devons jouer notre propre rôle pour argumenter. Un rôle d'avocat. C'est ce que fait le personnage de "l'artiste". Il défend son "petit bout de lard" comme l'écrit Nathalie Sarraute. Dans la dispute, il flaire certains pièges, voit une attaque là où il n'y a que de l'amour, voit de l'amour là où il n'y a que du mépris… Il se débat dans son argumentation, il tente d'éclaircir le problème en employant un discours imagé donc très gestuel pour être le plus efficace possible. Il se défend face à son ami. Il joue le rôle de l'ami qui donne des preuves de son amitié, et par cet acte, reproche à son ami de ne pas lui en donner. Il "gesticule pour attirer l'attention" de l'autre comme l'écrit Aurélien Lemant dans Ce qui arrive quand on mange ses amis. Il se défend comme si son ami portait atteinte à sa liberté, à sa conception de l'amitié, à sa façon de vivre. C'est une lutte qui nécessite une implication physique importante, se "sur-investir" sans surjouer.

Enfin, pour résumer, il ne s'agit pas d'un théâtre de mots mais d'un théâtre de situation. C'est une discussion intellectuelle mais c'est aussi le lieu d'un conflit corporel. Que se passe-t-il lorsque les mots ne suffisent plus pour exprimer notre vision du monde ? Nous nous révoltons. C'est ce que nous racontons théâtralement.

Quel est l'avenir de la pièce, allez-vous la jouer en Province ?

Christopher : Nous désirons faire une tournée dans le département du Loir-et-Cher. Nous voulons donner de l'avenir à cette pièce. C'est la première partie de notre trilogie. 

Aurélien : Notre compagnie est établie à Saint Aignan sur Cher, aux confins de la Sologne, de la Touraine et du Berry, c’est une base d’opérations qui nous permet de rayonner sur un territoire de plus en plus vaste, aux publics variés. Mais si on nous propose de jouer à Tokyo ou à Pithiviers, on dit oui.

Pouvez-vous nous présenter votre compagnie ?

Christopher : La Carcasse ! Bactérie Théâtrale est notre structure de transmission.
Transmission artistique par le biais de la littérature et de l'art du théâtre.
Il est inutile de décrire nos études présentes avec les dénominations d'hier; malgré notre prison culturelle. "Nouvelle littérature" ou "Théâtre contemporain" sont des termes généraux, inaptes à donner un sens et une valeur aux particularités d'une composition individuelle.

La Carcasse ! Bactérie Théâtrale
Une représentation vivante se cache sous cette appellation épidermique. Le théâtre auquel nous pensons est pareil au Théâtre Anatomique: entre spectacle et science, entre didactique et transgression, entre horreur et émerveillement.

L'objet de toutes les attentions de La Carcasse ! c'est le Sujet.
Voici le sujet : L'individu et sa capacité d'opposition au monde.

Voici maintenant l'Objet : Ce qui sert de matière, ce qui affecte les sens, ce qui se présente à l'esprit…

Voici la problématique : Quel est mon degré de sujétion ?

A cette question sur-naturelle, il faut un outillage adapté qui surpasse l'Habituel. Un dispositif de la nature douée d'une conscience et de spiritualité. Une machine artisanale apte à mesurer ses acquis et à transcender sa condition de sujet. Un être qui ne se contente pas d'avoir et dont la culture artificielle fait apparaître une seconde nature, réelle – une métaphore.
Une entité de chair dont les affres humaines
Sont à la Vie ce que Carcasse est à la mort !

Cher monde, j'ai la joie physique et l'angoisse métaphysique de vous présenter cet être capable de vivre de manière surnaturelle : L'individu.

Du premier degré de réalité jusqu'à l'irréel ; du phénomène à l'esthétique ; La Carcasse ! construit son style, angoissée et souriante, elle justifie son existence en s'opposant donc en proposant une littérature et un théâtre aux propriétés célestes et au goût humain – surnaturels.     

 

 

 

Pour finir, quand vous êtes sur Paris les soirs où vous ne jouez pas, allez vous...au théâtre ? Si oui avez-vous une pièce à conseiller en ce moment ?

Christopher  : Sûrement pas Epître aux jeunes comédiens au Théâtre du Rond-Point.

Aurélien : En période de représentation, les soirs où on ne joue pas, on répète. Ou on va au cinéma ! Pour moi qui vis en Loir&Cher, Paris est plus l’occasion de concerts, ou de spectacles qui ne circuleront pas vers chez moi, marionnettes, cirque, performances… Jouant dans une salle, l’Aktéon, qui accueille plusieurs spectacles par jour, je suis allé voir les compagnies avec lesquelles nous partagions nos loges et le plateau. Les petits théâtres sont des viviers grouillants, il y a des actrices partout… 
   

 

 

 

  

  Interview S. Logé, Mai 2006 

 

 

 

  Photo et affiche : Cie La carcasse ! Bactérie théâtrale

   

Publié dans Théâtre

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S
<br /> <br /> Bonjour,<br /> Je ne sais pas si vous vous souvenez du voyage avec M.Morvan mais il était formidable j'ai gardée de trés trés bon souvenir !Merci pour tous ce que nous avons appris c'étais formidable<br /> <br /> <br /> merci merci merci merci merci !!!!!!<br /> <br /> <br /> <br />
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S
je précise que c'est toujours pas ma conception de l'amitié, mon opinion là dessus n'a pas changé d'un pouce, mais je comprends ce que veut dire Christopher Thiery, sur le fait que ses amis sont précisément les seuls qu'il autorise à le juger. Mais je suis toujours pas d'accord :)
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F
Merci à Aurélien et à Christopher d'avoir répondu de manière si détaillée à ton interview, Silvain ! <br /> Ces propos très profonds m'ont aidée à prolonger la pièce et les sensations fortes qu'elle avait provoquées en moi... Toutes les indications de mise en scène pour exprimer pleinement le caractère de chacun des personnages sont notamment passionnantes !...<br /> En tout cas, je souhaite beaucoup de succès à cette pièce très troublante et percutante, qui exprime une vision du monde et de l'amitié (malheureusement ?) assez proche de la mienne...<br /> Une interview à lire et à relire ! :-)
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